De quoi ça parle? Victime de l'attentat de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, Philippe Lançon, journaliste, se retrouve défiguré. Hospitalisé durant des mois, il a subi de multiples opérations pour reconstruire le bas de son visage et nous fait part de ce lent chemin, de ses peurs, des pensées qui l'ont traversées. 

Mon avis : 

Prix Femina 2018, ce témoignage poignant vous fera chavirer tant il respire la spontanéité et un grand courage face à l'adversité. Je le lis 4 ans après les faits, sans n'avoir rien oublié de cette triste période, où des attentats ont été perpétré au siège du journal satirique Charlie Hebdo, et deux jours plus tard, dans un Hypercasher. Je me souviens de l'émoi suscité par ces attaques, et plus encore du climat dans lequel cela avait plongé tous les Français. J'étais sur les dents le 9 janvier, commençant à devenir parano et à voir le mal partout. Depuis, lorsque se produit un attentat, j'essaie de contrôler le temps que je passe à regarder les chaînes d'infos en continu, avant que cela ne me mine trop. 

Alors imaginez quelqu'un qui en réchappe, et que cet homme, Philippe Lançon, journaliste à Charlie Hebdo et à Libération, en ressorte défiguré. Ce jour-là, on ne lui a pas seulement arraché la mâchoire inférieure, la blessure est bien plus profonde. Pour l'avoir vécu de l'intérieur, en direct, il nous livre un témoignage précieux et bien plus encore, puisque son texte a une véritable dimension littéraire. Il va au-delà des faits, et c'est ce qui rend ce récit si singulier. Philippe Lançon se livre entièrement, quitte à raconter ce par quoi il est passé. 

L'événement est traumatisant, angoissant (au point qu'il considère l'hôpital comme sa maison et la surveillance policière normale). Parfois, on se demande s'il ne pas perdre la tête tellement il est obsédé par certaines choses qui le poursuivent dans son sommeil. 

Mais non. A aucun moment, il ne perd le fil de ses pensées et de son récit. Certes, il y a beaucoup de digressions, notamment sur son passé de reporter, mais cela coïncide avec le présent. 

On peut choisir d'ignorer ce terrible récit, et je comprendrais que certains fassent le choix de ne pas lire ce livre de 500 pages. Il y a des passages un peu rudes, malgré toute la bonne volonté que met Lançon pour ne pas plomber le lecteur. On le sent confiant, optimiste et patient face à l'adversité. Un tel courage face à ces épreuves (l'attentat, puis les nombreuses opérations pour reconstituer son visage) demande une grande force mentale. Il ne recherche pas notre pitié en témoignant ainsi. Il ne laisse échapper aucune plainte ou larmoiement sur sa situation. 

Très sincèrement, il y a bien longtemps que je n'avais pas lu un récit de cette qualité, Philippe Lançon est un écrivain à part entière qui a su se raconter sans cacher les démons qui le guettaient. Ses lectures pendant sa convalescence n'étaient pas réjouissantes, mais en le lisant, on réalise le pouvoir que la littérature a joué sur sa guérison progressive. J'ignore si je lirais les "Lettres à Miléna" de Kafka, et encore moins "A la recherche du temps perdu"de Proust, mais on peut dire qu'il s'en est servi comme livres de chevet, comme des livres au cœur de sa réflexion, au moment où il se retrouve plongé dans un temps suspendu. 

Je ne peux conseiller "Le lambeau" qu'avec quelques réserves et un avertissement à tout lecteur souhaitant le lire. Car il arrive de ne pas ressortir indemne de certaines lectures. Malgré tout, il faut en parler, et ne pas oublier ce funeste 7 janvier 2015. 

Pour Charb, Cabu, Tignous, Honoré, Wolinski, Bernard Maris, Mustapha Ourrad, Elsa Cayat, Frédéric Boisseau, Michel Renaud, Franck Brinsolaro et Ahmed Merabet. 

  • Le lambeau, Philippe Lançon, éditions Gallimard (2018)
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